9
J’aurais dû le prévoir. Je me le répétais pour la énième fois. Je m’étais précipitée sans préparer le terrain. J’aurais au moins dû appeler Éric et l’avertir de ce qui allait se passer.
Mais j’avais eu peur qu’il ne réussisse à me convaincre de tout arrêter, et il fallait absolument que je connaisse mes véritables sentiments pour lui.
En ce moment précis, Éric ne ressentait que de la colère vis-à-vis de moi. Il était ultra-furieux. D’un côté, je ne pouvais pas lui en vouloir. Nous étions tout de même censés être amoureux et, par conséquent, nous devions nous consulter l’un l’autre. D’un autre côté, je pouvais compter le nombre de fois où Éric m’avait demandé mon avis sur les doigts de la main. Une seule main. Et encore. À certains moments, donc, je lui en voulais de sa réaction.
Bien évidemment, il ne m’aurait jamais laissée faire, et je n’aurais jamais su ce qu’il me fallait à tout prix découvrir. Avais-je eu raison ? Je changeais d’avis comme de chemise.
J’étais à la fois inquiète et furieuse, quelle que soit la chemise…
Réfugiés dans leur chambre, Bob et Amelia, eux, étaient en pleine concertation : ils avaient décidé de rester un jour de plus pour « voir comment cela se passerait ». Je savais qu’Amelia se sentait angoissée. Elle pensait qu’elle aurait dû amener l’idée avec plus de douceur avant de m’encourager à sauter le pas. Bob pensait que nous étions toutes les deux des idiotes, mais il était suffisamment malin pour ne pas le dire. Il ne pouvait cependant s’empêcher de le penser, et même s’il n’émettait pas ses pensées de façon si claire qu’Amelia, je l’entendais très clairement.
Le lendemain, je suis allée travailler malgré tout, mais j’étais si malheureuse et perturbée et les affaires si calmes, que Sam m’a dit de rentrer plus tôt. Au passage, India m’a gentiment tapoté l’épaule en me disant de ne pas m’en faire – un concept que j’avais beaucoup de mal à appliquer.
Ce soir-là, Éric a fait son apparition une heure après le coucher du soleil. Il est arrivé en voiture, pour que nous puissions l’entendre et prendre nos dispositions. J’avais espéré qu’il viendrait, et j’étais pratiquement certaine que sa colère serait retombée. Dès la fin du dîner, j’avais suggéré à Amelia et Bob d’aller au cinéma à Clarice.
— Tu es certaine que ça va aller ? m’avait demandé Amelia. Parce qu’on est prêts à rester avec toi, s’il est toujours furieux.
Toute la satisfaction qu’elle avait ressentie à l’idée de m’aider s’était évanouie.
— Je ne connais pas son état d’esprit, lui avais-je expliqué, encore toute étourdie à cette seule idée. Mais je pense qu’il viendra ce soir. Et ce serait certainement mieux si vous n’étiez pas là pour le mettre en rogne plus encore.
Bob s’était un peu indigné, mais Amelia avait hoché la tête. Elle comprenait.
— J’espère que tu me considères toujours comme ton amie, a-t-elle dit. Je veux dire, je t’ai mise dans la mouise, mais ce n’était pas mon intention. Moi, je voulais te libérer.
— Je comprends très bien, et tu es toujours l’une de mes meilleures amies, lui ai-je répondu d’un ton aussi rassurant que possible – c’était mon problème, pas le sien, si je l’avais suivie dans ses impulsions.
J’étais assise dans la véranda de devant, seule et déprimée, à ressasser sans fin toutes mes erreurs, quand j’ai aperçu la lumière des phares de la voiture d’Éric qui remontait l’allée.
Je n’aurais pas cru qu’il se montrerait si hésitant en sortant de sa voiture.
— Tu es toujours en colère ? ai-je demandé en m’efforçant de ne pas pleurer.
Les larmes seraient un signe de faiblesse alors que j’essayais au contraire de démontrer la force de mon tempérament.
— M’aimes-tu encore ? a-t-il demandé.
— Toi d’abord.
Quels enfantillages.
— Je ne suis plus en colère. Du moins, plus maintenant. Du moins, pas à cet instant précis. J’aurais dû t’encourager à trouver comment briser le lien. À dire vrai, nous avons un rituel pour cela. J’aurais dû te le proposer. Mais j’avais peur que nous ne soyons séparés : tu aurais pu refuser d’être entraînée dans mes problèmes, Victor aurait pu découvrir que tu étais vulnérable… Sans le lien, s’il choisit d’ignorer délibérément notre mariage, je ne saurai jamais si tu es en danger.
— J’aurais dû te demander ton avis, ou au moins t’avertir de ce que nous allions faire, ai-je dit à mon tour, avant de prendre une profonde inspiration : Je t’aime, toute seule, sans le lien.
Et soudain, il était sur la véranda avec moi. Il m’a prise dans ses bras, m’embrassant les lèvres, le cou, les épaules. Puis il m’a soulevée plus haut, portant mes seins à ses lèvres qui les cherchaient à travers mon tee-shirt et mon soutien-gorge.
J’ai poussé un petit cri puis j’ai noué mes jambes autour de lui, me frottant contre lui de toutes mes forces. Éric adorait faire l’amour debout.
— Je vais déchirer tes vêtements, a-t-il grogné.
— Vas-y.
Et c’est ce qu’il a fait.
Après quelques minutes électrisantes, il m’a annoncé :
— Je déchire les miens aussi.
— Aucun problème, ai-je marmonné avant de lui mordre le lobe de l’oreille.
Il a grondé – l’amour avec Éric n’a rien de civilisé.
J’ai entendu des bruits de tissu lacéré, et soudain, il n’y avait plus rien entre lui et moi.
Il était en moi, au plus profond de moi. Il a trébuché en arrière, atterrissant sur la balancelle qui s’est mise à osciller violemment. Surpris tout d’abord, nous avons suivi ses mouvements, longuement, sans relâche, jusqu’à ce que je ressente cette tension, ce moment presque insupportable d’implosion imminente.
— Vas-y fort, l’ai-je supplié, impérieuse. Fort, fort, fort…
— Et ça… c’est… assez… fort ?
J’ai poussé un hurlement, ma tête tombant vers l’arrière.
Les vagues de mon plaisir me secouaient toujours quand je lui ai ordonné :
— Allez viens, Éric, allez viens !
Je me suis agitée plus vite que je ne l’avais jamais fait.
— Sookie ! s’est-il exclamé, haletant, avant de me transpercer d’une dernière poussée colossale, suivie d’un son qu’on aurait pu prendre pour de la douleur primale.
Mais moi, je savais d’expérience que c’était loin d’être le cas. Magnifique. Épuisant.
Complètement excellent.
Pendant une bonne demi-heure, nous sommes restés enlacés dans la balancelle, récupérant lentement, dans la nuit rafraîchissante. J’étais si heureuse et détendue que je n’avais aucune envie de bouger, mais il fallait quand même que je rentre pour me laver et mettre des habits dont les coutures n’étaient pas éclatées. Quant à Éric, il n’avait arraché que le bouton de son jean, qu’il pouvait maintenir grâce à sa ceinture – il avait réussi à en défaire la boucle avant que nous ne passions en mode déchirement. Et sa fermeture à glissière était encore en état de fonctionnement.
Tandis que je réparais les dégâts de mon côté, il s’est réchauffé du sang et m’a préparé une poche de glace et un verre de thé glacé. Je me suis allongée sur le canapé et il a appliqué la poche lui-même. J’ai eu raison de briser le lien, me suis-je dit. J’étais soulagée de ne pas ressentir les émotions d’Éric. Même si, en même temps, j’étais perturbée par cette sensation de soulagement.
Pendant quelques instants, nous avons bavardé de choses et d’autres. Il m’a brossé les cheveux – ils étaient affreusement emmêlés, et je lui ai brossé les siens – d’après ce que j’ai entendu, les singes se font mutuellement la toilette pour trouver des cristaux de sel. C’est un peu ce que nous faisions.
Quand j’ai fini de lisser sa chevelure bien brillante, il a drapé mes jambes sur ses genoux. Puis il s’est mis à les caresser légèrement, descendant jusqu’à mes orteils et remontant vers l’ourlet de mon short, dans un mouvement incessant.
— Victor t’a dit quelque chose ?
Je n’avais guère envie d’entamer de nouveau la conversation sur ce que j’avais fait – nous avions malgré tout débuté la réunion en fanfare…
— Il n’a rien dit du lien en tout cas. Alors il ne sait pas encore – autrement, il m’aurait appelé dans la minute.
Éric a reposé la tête contre le dossier du canapé, ses yeux bleus mi-clos. La détente après l’orgasme.
Très bien, très bien.
— Et comment va Miriam ? Elle s’est remise ?
— Elle s’est remise de la drogue que Victor lui avait administrée. Mais sa maladie empire. Pam est plus désespérée que je ne l’ai jamais vue.
— Mais de quand date leur relation ? Je n’en avais aucune idée avant qu’immanuel m’en parle.
— Pam n’éprouve que rarement des sentiments tels que ceux qu’elle nourrit pour Miriam.
Éric a tourné la tête avec lenteur, ses yeux cherchant les miens.
— Je ne l’ai découvert que lorsqu’elle m’a demandé la permission de s’absenter pour aller voir Miriam à l’hôpital. En outre, elle a donné de son sang à la fille et c’est la seule raison qui lui a permis de survivre si longtemps.
— Le sang de vampire ne l’a pas guérie ?
— Notre sang est utile pour soigner les plaies ouvertes. Pour les maladies, il offre un certain soulagement, mais rarement de remède.
— Je me demande pourquoi…
Éric a haussé les épaules.
— Je suis certain qu’un de vos savants aurait une théorie, mais moi je n’en ai aucune. De plus, certains humains sont emportés par la folie lorsqu’ils ingèrent notre sang. Les risques sont donc considérables. Je me sentais plus à l’aise à l’époque où les propriétés de notre sang étaient un secret. Mais j’imagine que ça ne pouvait durer tellement plus longtemps. En tout cas, Victor n’a que faire de la survie de Miriam ou du fait que Pam n’avait encore jamais demandé à débuter une lignée. Après toutes ces années de service, elle a pourtant bien mérité ce droit.
— C’est par pure méchanceté, que Victor refuse Miriam à Pam ?
Il a acquiescé.
— Son excuse de merde, c’est qu’il y a suffisamment de vampires dans ma juridiction. Alors que mes effectifs sont réduits, en fait. La vérité, c’est que Victor nous fera obstacle aussi longtemps que possible. Il espère que je commettrai une erreur suffisamment grave pour qu’on me démette de mes fonctions ou qu’on me fasse tuer.
— Mais Felipe ne le permettrait jamais, si ?
Éric m’a soulevée pour m’installer sur ces genoux et me tenir contre son torse frais. Sa chemise était encore ouverte.
— Felipe prendrait la défense de Pam s’il était sur place. Mais je suis certain qu’il ne veut pas se mêler de la situation. C’est ce que je ferais à sa place. Il est en train d’installer Red Rita en Arkansas, et elle n’a jamais gouverné. Il sait bien que Victor boude parce qu’il a été nommé régent et non roi de Louisiane. Il est très occupé à Las Vegas et, comme il a envoyé du monde sur ses deux nouveaux États, son équipe est restreinte au strict minimum. On n’a pas consolidé un empire de cette taille depuis des centaines d’années. Et à l’époque, la population ne représentait qu’une fraction de celle que nous avons actuellement.
— Alors Felipe contrôle encore complètement le Nevada ?
— Pour l’instant, c’est le cas.
— C’est plutôt inquiétant, comme réponse.
— Quand un leader est en position de faiblesse, les requins viennent rôder. Ils aimeraient n’en faire qu’une bouchée. Évocation plutôt déplaisante.
— Quels requins ? On les connaît ?
Éric a détourné le regard.
— Deux autres monarques, en Zeus. Un : la reine de l’Oklahoma. Et deux : le roi de l’Arizona.
Les vampires avaient partagé l’Amérique en quatre territoires, baptisés en mémoire d’antiques religions. Prétentieux, non ? Moi, je vivais en territoire Amun, dans le royaume de Louisiane.
— Si seulement tu n’étais qu’un vampire ordinaire, me suis-je brusquement exclamée. Je voudrais tellement que tu ne sois pas shérif, ni quoi que ce soit d’autre.
— Tu veux dire comme Bill, en somme ?
Aïe.
— Non, ai-je rétorqué sèchement. Parce qu’il n’est pas ordinaire non plus. Il a démarré toute cette histoire de base de données, et il a réussi à s’éduquer tout seul pour l’informatique. Il s’est, disons, réinventé. En fait, je crois que je préférerais que tu sois…comme Maxwell.
Maxwell était un homme d’affaires. Il portait des costumes. Il venait remplir son devoir au club, sans enthousiasme, et il montrait les crocs aux touristes sans conviction. Gêné par le balai coincé dans son… fondement, il était ennuyeux au possible. On m’avait toutefois fait comprendre que sa vie privée était des plus exotiques. Ce qui ne m’intéressait franchement pas du tout.
Éric a levé les yeux au ciel.
— Mais bien sûr ! Je lui ressemble tellement ! Attends un peu, je vais commencer à me promener avec une calculette dans la poche, et puis je vais endormir les gens en leur parlant de rentes variables et autres foutaises.
— Compris, Monsieur Subtil !
Mon palais des plaisirs étant maintenant rafraîchi, j’ai reposé la poche à glace sur la table.
J’étais sidérée. Nous n’avions jamais eu de conversation aussi détendue.
— Tu vois ? C’est plutôt sympa, non ?
Je voulais tenter de convaincre Éric d’admettre que j’avais fait ce qu’il fallait, même si je m’y étais mal prise.
— Oh oui, super sympa… Jusqu’à ce que Victor t’attrape et te vide de ton sang. Après, il dira « mais Éric, elle n’était plus liée à toi, alors je pensais que tu n’en voulais plus ! »
Ensuite, il te fera passer de l’autre côté, contre ta volonté, et je serai obligé de te regarder souffrir, enchaînée à lui pour le restant de ton existence. Et de la mienne.
— Ah toi, tu sais vraiment parler aux femmes !
— Je t’aime, a-t-il dit, comme s’il se forçait à se rappeler de quelque chose de douloureux. Et cette histoire, avec Pam, il faut que cela finisse. Si cette Miriam meurt, Pam décidera peut-être de partir, et je ne pourrai pas l’en empêcher. Et d’ailleurs, je ne dois pas l’en empêcher. Pourtant, elle m’est très utile.
— Tu l’aimes beaucoup, ai-je fait remarquer. Allez, Éric, tu l’adores. On peut dire que c’est ta fille.
— Oui, j’ai beaucoup d’affection pour Pam. J’ai fait un bon choix. Et toi, tu es l’autre bon choix que j’ai fait.
— C’est l’une des choses les plus gentilles qu’on m’ait jamais dites, ai-je répondu d’un ton étranglé.
— Ne pleure pas ! s’est-il exclamé en agitant les mains devant lui, comme pour chasser mes larmes.
J’ai ravalé mes pleurs et pris son pan de chemise pour m’essuyer les yeux.
— Alors, tu as un plan pour Victor ?
Le visage d’Éric s’est fait sinistre. En fait, encore plus sinistre.
— Chaque fois que j’en trouve un, je me heurte à un obstacle si énorme que je dois l’abandonner. Victor se montre très doué pour se protéger lui-même. Il est possible que je sois obligé de l’attaquer de front. Si je le tue, et si je gagne, alors je devrai passer en jugement.
J’en ai frissonné.
— Éric, à ton avis, si tu combattais seul contre Victor, à mains nues, dans une pièce vide, qui serait le gagnant ?
— Il est vraiment bon, a dit Éric, simplement.
— Il pourrait gagner ?
Le concept même me semblait tellement étrange.
— Oui.
Éric a cherché mon regard avant d’ajouter :
— Quant à ce qui vous arriverait ensuite, à Pam et à toi…
— Je n’essaie pas de diminuer l’importance du fait que dans ce scénario, tu serais mort. Et c’est ça qui m’affecterait le plus. Mais je me demande pourquoi tu es si certain qu’il nous ferait du mal. Quel intérêt ?
— L’intérêt serait de montrer l’exemple aux autres vampires qui pourraient avoir dans l’idée de tenter de le renverser.
Les yeux d’Éric se sont fixés sur le linteau de la cheminée, rempli d’un fouillis de photos de la famille Stackhouse. Il ne voulait pas me regarder pour m’expliquer la suite.
— Heidi m’a raconté qu’il y a deux ans, alors que Victor était encore shérif dans le Nevada, à Reno, un nouveau vampire du nom de Chico lui a mal répondu. Le père de Chico était mort, mais sa mère était encore en vie. Elle s’était même remariée et avait eu d’autres enfants. Victor l’a fait enlever. Pour corriger les manières de Chico, il a coupé la langue de sa mère pendant que Chico regardait. Il l’a obligé à la manger.
Ce récit était si choquant que j’ai eu du mal à absorber les faits.
— Mais… les vampires ne peuvent pas manger. Qu’est-ce qui…
— Chico a vomi très violemment. Il a même rendu du sang, a poursuivi Éric, qui ne trouvait toujours pas la force de me regarder. Il est devenu si faible qu’il ne pouvait plus bouger. Tandis qu’il était étendu sur le sol, sa mère est morte en se vidant de son sang. Il n’a pas eu la force de se traîner vers elle pour lui donner de son sang et la sauver.
— Et Heidi t’a raconté ça d’elle-même ?
— Oui. Je lui avais demandé pourquoi elle était si contente d’avoir été mutée à la Cinquième Zone.
Heidi, une vampire spécialisée dans la traque, faisait maintenant partie de l’équipe d’Éric, à la demande de Victor. Bien sûr, elle était censée espionner Éric, mais, comme tout le monde le savait, personne ne semblait s’en formaliser. Je ne la connaissais pas très bien, mais je savais qu’elle avait un enfant en vie, un drogué de Reno. Je n’étais donc pas surprise qu’elle ait pris à cœur la leçon de Victor. Pour tout vampire qui avait encore des parents ou des amis en vie, cette histoire donnerait toutes les raisons de craindre Victor – et également de le haïr et de vouloir sa mort. Victor n’avait probablement pas pensé à cet aspect-là, quand il avait donné sa démonstration.
— Soit Victor ne voit pas plus loin que le bout de son nez, soit il est d’une arrogance monstrueuse, ai-je conclu à voix haute.
Éric m’a approuvée d’un signe de tête.
— Peut-être les deux, a-t-il ajouté.
— Tu as ressenti quoi, quand tu as entendu cette histoire ? ai-je demandé.
— Je… ne voulais pas que cela t’arrive, a-t-il répondu, déconcerté. Que cherches-tu, Sookie ? Quelle réponse attends-tu ?
Je savais que c’était peine perdue, mais ce que je cherchais à voir chez lui, c’était de l’aversion morale. Ce que je voulais entendre, c’était « moi, je ne ferais jamais, jamais une chose aussi cruelle à une mère et à son fils ».
Mais comment espérer qu’un vampire vieux d’un millier d’années soit révolté par la mort d’une femme humaine qu’il n’avait pas connue, une mort qu’il n’aurait pas pu empêcher…
De plus, je savais qu’il était horriblement mal de ma propre part de comploter pour tuer Victor. Je n’avais qu’un souhait : son absence pure et simple. Je n’avais aucun doute : si Pam m’appelait pour annoncer qu’un coffre-fort était tombé sur Victor, je jubilerais et je danserais de joie.
— Ne t’inquiète pas, ce n’est pas grave, lui ai-je dit.
Éric m’a lancé un sombre regard. Il ne pouvait pas concevoir la profondeur de ma détresse – en tout cas plus maintenant, sans le lien. Mais il me connaissait suffisamment pour voir que je me sentais mal. Je me suis forcée à me concentrer sur le problème le plus tangible.
— Tu sais à qui tu devrais parler ? Tu te souviens de la nuit où on est allés au Vampire’s Kiss ? Ce serveur qui m’a alertée au sujet du sang de faé, avec un regard et une pensée.
Éric a opiné.
— Ça m’embête vraiment, de le mêler à tout ça. Mais je crois qu’on n’a pas le choix. Il faut qu’on rassemble tout ce qu’on a. Autrement, on est foutus.
— Parfois, a dit Éric, tu me stupéfies.
Parfois, je me stupéfie moi-même – que ce soit positif ou non. Éric et moi sommes retournés au Vampire’s Kiss. Le parking était bondé. Quoique… peut-être pas autant que la dernière fois. Nous nous sommes garés derrière le club. Même si Victor était présent ce soir, il n’avait aucune raison de faire vérifier le parking des employés, ni de se souvenir de la marque de ma voiture. Pendant que nous attendions, j’ai reçu un texto d’Amelia m’informant qu’ils étaient rentrés et me demandant si j’allais bien.
— Tvb, ai-je répondu. Impec pour nous. C et D sont là ?
— Oui. Reniflent véranda, me demande pourquoi. Ces faés… Tu as tes clés ?
Je lui ai expliqué que oui, mais que je n’étais pas certaine de rentrer à la maison ce soir.
Nous étions plus près de Shreveport que de Bon Temps, et je devrais ramener Éric chez lui, à moins qu’il ne vole. Mais dans ce cas, sa voiture serait chez… Oh et puis zut, c’était justement pour ce type de boulot qu’il employait un assistant de jour.
— Tu as eu le temps de remplacer Bobby ? ai-je demandé à Éric.
Je n’avais pas envie de parler de choses désagréables, mais je voulais savoir.
— Oui. J’ai embauché un homme il y a deux jours. Il m’a été chaudement recommandé.
— Par qui ?
Il y a eu un silence. Piquée de curiosité, j’ai examiné mon petit cœur adoré. Je me demandais bien pourquoi il se montrait si hésitant.
— Par Bubba, a-t-il finalement répondu.
Je me suis mise à sourire.
— Il est de retour ! Il est installé où ?
— Pour l’instant, il vit chez moi. Quand il a demandé des nouvelles de Bobby, j’ai dû lui raconter ce qui s’était passé. La nuit suivante, il est arrivé avec cette personne. J’imagine que nous allons pouvoir le former.
— Tu ne sembles pas très enthousiaste.
— C’est un loup-garou.
À cette réponse, j’ai soudain compris son attitude. Les loups-garous et les vampires ne s’entendent vraiment pas. Chez les SurNat, ils représentent les deux grands groupes majoritaires. On pourrait donc penser qu’ils formeraient une alliance, mais il n’y a rien à faire. Ils sont capables de collaborer à court terme, sur un projet mutuellement bénéfique, puis ils retombent automatiquement dans la méfiance et l’antipathie.
— Parle-moi de lui, ai-je demandé. De ton assistant.
Nous n’avions rien d’autre à faire, et nous n’avions eu que peu de temps ces temps-ci pour bavarder simplement.
— C’est un homme noir, a-t-il répondu, comme s’il expliquait que le nouvel assistant avait les yeux marron.
Éric gardait un souvenir intense de la première fois qu’il avait vu un homme noir, des siècles plus tôt.
— C’est un loup solitaire, a-t-il poursuivi, sans meute. Alcide lui a déjà fait des propositions, pour qu’il intègre la meute des Longues Dents, mais j’ai l’impression que ça ne l’intéresse pas. Naturellement, maintenant qu’il a pris le poste chez moi, ils n’auront plus très envie de l’avoir.
— C’est ça, le mec que tu as embauché ? Un loup-garou sans formation, en qui tu n’as aucune confiance ? Un type qui va forcément énerver Alcide et la meute des Longues Dents ?
— Il dispose d’une caractéristique exceptionnelle.
— Génial ! Laquelle ?
— Il sait tenir sa langue. Et il hait Victor.
Ce qui faisait effectivement toute la différence.
— Et pourquoi ? J’imagine qu’il doit avoir de bonnes raisons.
— Je n’en sais rien pour l’instant.
— Mais tu es convaincu qu’il n’est pas en train de jouer double jeu ? Que Victor n’a pas été suffisamment malin pour comprendre que tu prendrais quelqu’un qui le déteste, pour briefer ce mec et te le mettre dans les pattes ?
— Je suis convaincu, a répondu Éric. Mais je souhaite que tu passes un peu de temps avec lui demain.
— Si j’arrive à dormir un peu…
J’ai bâillé à m’en décrocher la mâchoire. Il était plus de 2 heures du matin. Visiblement, le bar allait bientôt fermer, mais pour la plupart les voitures du parking des employés attendaient encore leur propriétaire.
— Éric ! Regarde, il est là !
Le serveur du nom de Colton était à peine reconnaissable pour moi, car il portait un short cargo de couleur kaki, des tongs et un tee-shirt avec un motif que je ne pouvais distinguer. Je regrettais un peu le pagne en cuir. J’ai démarré ma voiture après celle de Colton, et lorsqu’il est sorti du parking, j’ai attendu un moment avant de le suivre discrètement. Il a pris vers la droite pour se diriger à l’ouest en direction de Shreveport. Mais il n’est pas allé si loin, prenant ensuite la sortie de Haughton.
— On est franchement visibles, là, ai-je fait remarquer.
— Il faut qu’on lui parle.
— Alors on abandonne la discrétion ?
Éric a acquiescé. Manifestement, ça l’embêtait, mais nous n’avions pas vraiment le choix.
Après avoir suivi une petite route, le véhicule de Colton, une Dodge Charger quelque peu délabrée, s’est engagée dans une allée étroite. Il s’est arrêté devant un mobile home de bonne taille. Il est sorti pour se poster à côté de sa voiture. J’étais à peu près certaine qu’il tenait une arme dans la main qu’il laissait pendre à son côté.
— Je vais sortir la première, ai-je dit en amenant ma voiture jusqu’à lui.
Avant qu’Éric ne puisse protester, j’ai ouvert ma portière avant de m’écrier :
— Colton ! C’est Sookie Stackhouse. Vous savez qui je suis ! Je vais me lever. Je ne suis pas armée.
— Allez-y doucement.
Il parlait d’un ton méfiant et je ne pouvais pas lui en vouloir.
— Pour info, Éric Northman est avec moi. Mais il est toujours dans la voiture.
— Très bien.
J’ai levé les mains et me suis écartée du véhicule pour qu’il puisse me voir clairement. Il ne disposait que de l’éclairage de la lampe à l’entrée du mobile home, mais il m’a inspectée soigneusement. Tandis qu’il essayait de me fouiller en me regardant, la porte s’est ouverte et une jeune femme s’est avancée sur la véranda.
— Qu’est-ce qui se passe, Colton ? a-t-elle demandé d’une voix nasillarde à l’accent rural.
— On a de la visite. Ne t’inquiète pas.
— C’est qui, elle ?
— La Stackhouse.
— Sookie ?
Elle semblait surprise.
— Oui. Je vous connais ? ai-je démandé. Je ne vous vois pas très bien.
— C’est Audrina Loomis, a-t-elle répondu. Tu te souviens ? Je suis sortie avec ton frère un bout de temps, quand on était au lycée.
Ce qui ne m’aidait pas vraiment, car la moitié des filles de Bon Temps en avaient fait autant.
— Ça fait un bail, ai-je convenu prudemment.
— Il est toujours célibataire ?
— Il l’est. Au fait, est-ce que mon ami peut sortir, maintenant qu’on se connaît tous, ici ?
— Et lui, qui c’est ?
— Il s’appelle Éric. C’est un vampire.
— Cool ! Voyons voir !
Audrina se montrait plus téméraire que Colton. Je n’oubliais pas, toutefois, que c’était Colton qui m’avait prévenue au sujet du sang de faé.
Éric est sorti de ma voiture. Il y a eu un moment de silence ébahi, tandis qu’Audrina digérait la magnificence d’Éric.
— OK, a finalement émis Audrina, se raclant la gorge comme si elle s’était soudain asséchée. Vous voulez bien entrer, tous les deux, et nous expliquer ce que vous faites ici ?
— Tu crois que c’est bien malin ? lui a demandé Colton.
— Il aurait pu nous tuer au moins six fois, déjà.
Audrina était loin d’être aussi bête qu’elle le paraissait.
Nous sommes tous rentrés dans le mobile home, et Éric et moi nous sommes assis sur la banquette. Il lui manquait plusieurs ressorts d’importance pourtant cruciale, et on l’avait recouverte d’un vieux couvre-lit chenille. J’ai enfin pu examiner Audrina à loisir. Elle portait ses cheveux platine aux épaules, et ses racines étaient brunes. Sa chemise de nuit n’était manifestement pas prévue pour dormir : rouge, elle était presque entièrement transparente.
Elle avait attendu le retour de Colton avec des intentions qui n’avaient rien d’innocent.
Privée de la distraction du pagne de cuir et de ses yeux étonnants, j’étais maintenant à même de constater que Colton était finalement plutôt ordinaire. Certains hommes ne peuvent dégager de la sensualité que s’ils retirent leurs vêtements, et Colton était de ceux-là. Ses yeux étaient cependant tout à fait extraordinaires, et c’est avec son regard qu’il me passait au laser. Très sérieusement.
— Désolée, nous n’avons pas de sang, s’est excusée Audrina.
Elle ne m’a rien offert à boire et j’ai vu dans son esprit que c’était délibéré de sa part.
Elle ne tenait pas à ce que notre réunion prenne un tour convivial.
Très bien.
— Éric et moi, on voudrait savoir pourquoi vous nous avez prévenus, ai-je dit à Colton.
Et j’avais aussi envie de savoir pourquoi j’avais pensé à Colton lorsque Éric m’avait raconté l’histoire de Chico et de sa mère.
— J’avais entendu parler de vous. C’est Heidi qui m’a raconté.
— Vous êtes ami avec Heidi ? l’a interrogé Éric, qui, tout en adressant son plus beau sourire à Audrina, examinait Colton attentivement.
— Ouais. Je travaillais pour Felipe dans un club à Reno. C’est là-bas que j’ai rencontré Heidi.
— Vous avez quitté Reno pour prendre un job mal payé en Louisiane ?
Ça n’avait aucun sens.
— Audrina était d’ici, et elle voulait essayer d’y revenir pour y habiter, a expliqué Colton. Sa grand-mère vit dans le mobile home un peu plus loin dans la rue, et elle est plutôt fragile. Audrina travaille au Vic’s Redneck dans la journée, en tant que comptable. Moi je travaille de nuit au Vampire’s Kiss. Le coût de la vie est bien moins élevé ici. Mais vous avez raison, ce n’est pas toute l’histoire.
Il a lancé un regard à son amie.
— Nous sommes venus pour une raison précise, a précisé Audrina. Colton est le frère de Chico.
Éric et moi avons réfléchi quelques instants.
— Alors c’était votre maman, ai-je dit au jeune homme. Je suis tellement désolée.
— Oui. C’était ma mère.
Colton nous a adressé un regard impassible avant de reprendre.
— Mon frère Chico est un connard, qui n’a pas hésité une seule seconde avant de devenir un vampire. Il a renoncé à sa vie, comme un débile déciderait de se faire faire un tatouage. « Hé, cool ! J’y vais ! » Et après, il a continué de se conduire en connard, il parlait mal à Victor. Il ne comprenait rien. Rien du tout !
Colton avait la tête dans les mains, la secouant dans sa détresse.
— Il a compris, cette nuit-là. Mais maman était morte. Et Chico aimerait bien l’être, mais il ne le sera jamais.
— Comment se fait-il que Victor ne sache pas qui vous êtes et ne se méfie pas de vous ?
C’est Audrina qui a répondu, pour donner à Colton le temps de se remettre.
— Chico est d’un père différent. Lui et Colton n’ont pas le même nom de famille. En plus, Chico n’était pas très famille. Ça fait dix ans qu’il a quitté la maison. Il n’appelait sa mère qu’une fois tous les deux ou trois mois, et il ne venait jamais les voir. Mais ça a suffi à Victor. Il a eu la bonne idée de rappeler à Chico que ce n’était pas avec les California Angels[13], qu’il avait signé un contrat.
— Plutôt avec les Hell’s Angels, a ajouté Colton en se redressant.
Si la comparaison ne plaisait pas à Éric, il n’en a rien montré. J’étais certaine qu’il avait déjà entendu bien pire.
Éric a fait un signe de tête en direction d’Audrina.
— J’imagine que votre jeune dame vous a parlé de ma Sookie. C’est ainsi que vous avez su comment avertir Sookie que Victor allait nous empoisonner.
Colton a soudain semblé furieux. « Je n’aurais pas dû », a-t-il pensé.
— Mais si. Vous avez eu raison, ai-je dit un peu sèchement. On est tous humains.
— Vous, oui, a dit Éric, comprenant l’expression de Colton avec autant de précision que je comprenais ses pensées. Mais Pam et moi, non. Colton, je voudrais vous remercier pour cet avertissement, et je souhaiterais vous récompenser. Que puis-je pour vous ?
Colton n’a pas hésité.
— Vous pouvez tuer Victor.
— Comme c’est intéressant. C’est exactement ce que je compte faire, a annoncé Éric.